

Commerce International : Dans les pays où le travail des enfants a reculé, la volonté politique des états semble avoir joué un rôle majeur. Connaît-on des expériences réussies d’implication du monde économique, à des échelles nationales, dans la lutte contre le child labour ?
Bénédicte Manier : « L’histoire montre en effet que dans les pays industrialisés, c’est l’État qui a fait reculer le travail des enfants et généralisé l’éducation, avec des résultats différents selon les pays (le travail enfantin reste par exemple plus toléré dans la culture anglo-saxonne, où l’État est moins actif). Mais la mobilisation du monde économique est aussi indispensable, pour respecter les lois et accepter de transférer l’emploi d’enfants vers les adultes et pour s’impliquer dans l’effort national. Au Brésil, dans les années 1990, les premiers résultats probants sont ainsi venus d’une collaboration entre l’État, le BIT, les syndicats et les employeurs. Ceux-ci ont accepté de se passer de main-d’œuvre enfantine dans plusieurs secteurs (production de jus de fruits, de chaussures…). Après ce premier pas, une impulsion décisive a été donnée dans les années 2000 par une politique publique d’ensemble, qui a associé des sanctions envers les employeurs récalcitrants, un investissement dans l’école publique et des transferts sociaux aux familles pauvres (Bolsa Familia), qui ont été décisifs, parce qu’ils ont remplacé l’argent que les enfants apportaient à leur famille en travaillant. »
Le non-paiement de la dette par certains États (Équateur, Argentine, Paraguay…) ou les allégements de créance dans d’autres ont-ils, selon vous, eu un impact sur les conditions de vie des enfants qui y vivent ?
B. M. : « Sans aucun doute. Tout allégement de dette dégage des marges budgétaires pour l’action publique. Mais il faut que les États s’en servent vraiment pour investir dans l’éducation (dans les pays en développement et émergents, les écoles publiques n’atteignent pas les populations les plus pauvres) et pour mettre en place des politiques redistributives, comme celles mises en œuvre au Brésil. »
C’est en Inde que l’on enregistre la plus grande population active enfantine du monde (60 millions), tous secteurs d’activité confondus. L’émergence d’une classe moyenne a même accru l’emploi de petits domestiques. Le pays réfléchit-il à une réglementation et à de nouvelles mesures ?
B. M. : « La législation indienne est déjà très complète et on voit mal quelles nouvelles mesures pourraient être prises. L’emploi d’enfants est interdit avant 14 ans et le droit à la scolarisation universelle existe depuis 2000. Mais le problème est culturel : il existe en Inde une habitude ancrée de non-respect des lois et il est jugé normal que les enfants pauvres travaillent. Et surtout, le défi serait de parvenir à modifier les structures socio-économiques du pays. Il existe d’un côté un vaste réservoir d’enfants pauvres non scolarisés et de l’autre, des secteurs (artisanat, industrie, services, agriculture intensive) où ils se révèlent utiles. Dans ce pays à 70 % rural, les dizaines de millions de petits fermiers pauvres ne peuvent pas non plus, à l’heure actuelle, se passer de l’aide de leurs enfants. »
Le conditionnement des allocations familiales à l’assiduité scolaire a permis de stopper le travail des enfants en Europe au XXe siècle. Le Brésil a également utilisé cet outil, qui est aujourd’hui encouragé par le FMI et la Banque mondiale. Observe-t-on une volonté similaire dans les pays dans les pays d’Asie et d’Afrique où les enfants sont les plus nombreux à travailler ?
B. M. : « En Afrique et en Asie, le problème est autant la volonté politique que les moyens d’agir. Les progrès réalisés par le Brésil sont sans équivalent dans l’histoire récente, parce que ce pays a conjugué des moyens financiers (notamment avec l’apport de prêts de la Banque mondiale) et une volonté politique inédite, qui n’est pas sans lien avec le fait que l’ex-président Lula est lui-même un ex-enfant travailleur. Cela a produit une sorte de configuration historiquement favorable. C’est cette configuration qui manque ailleurs. Le travail des enfants n’est pas considéré comme une priorité sociale pour l’avenir du pays et le système scolaire reste privé d’investissements. Il manque l’impulsion politique et les moyens d’agir. Mais au-delà, c’est le type même de développement économique qui pose problème. Les dirigeants, les économistes, sont persuadés que la croissance va naturellement tirer tout le monde vers le haut. Or, la réalité démontre le contraire. Loin d’être inclusive, la croissance est fortement inégalitaire. Elle ne favorise que la classe moyenne émergente (y compris en Afrique), tandis qu’une vaste fraction de la population reste dans une profonde pauvreté. Cette population travaille dur, enfants compris, mais elle ne s’en sort pas, elle n’a aucun espoir d’avenir. Et personne ne semble comprendre que c’est une impasse : cette inégalité d’accès au progrès social ne sera ni économiquement, ni politiquement tenable à long terme… »
Vous ne parlez presque pas, en revanche, du microcrédit…
B. M. : « Le microcrédit a été fortement encouragé par la Banque mondiale, le FMI et les gouvernements, parce qu’il correspondait à deux théories en vigueur : le désengagement de l’État du domaine social et la construction d’une société de petits entrepreneurs. Le microcrédit offre incontestablement des avantages. Il a permis à des millions de familles de vivre mieux, et dans beaucoup de cas, de payer l’école. Mais il a aussi montré ses limites : il reste un crédit contraignant pour les familles pauvres, et des dérives se sont multipliées (surendettement, taux abusifs…) dans plusieurs pays. Mais surtout, ce système d’endettement privé ne remplace pas une politique publique – ce que la Banque mondiale et le FMI reconnaissent depuis quelque temps, à la lumière des résultats obtenus au Brésil, justement. Ces deux institutions ont récemment opéré une sorte de demi-tour idéologique : après avoir obligé de nombreux États à amputer leurs budgets sociaux, elles les encouragent maintenant à investir dans l’école publique et à financer des transferts sociaux de type Bolsa Familia. Le soutien au microcrédit n’est pas abandonné, mais l’intervention de l’État est redécouverte comme une vertu, au nom du better public spending (meilleure dépense publique). »
À la lecture de votre livre, on est consterné par l’absence – ou la totale inefficacité – des traités internationaux (commerciaux ou non) de lutte contre le travail des enfants, notamment à cause de la difficile traçabilité des produits. Quelles « armes » sont potentiellement utiles aux consommateurs, face aux inactions politiques et économiques ?
B. M. : « Il est en effet impossible à l’heure actuelle aux industriels et à la grande distribution de garantir un produit sans travail des enfants, car ceux-ci interviennent très en aval de la chaîne de production (culture du coton, du café…), mêlés aux adultes. Les distributeurs ne mesurent donc pas vraiment jusqu’à quel point des enfants interviennent dans cette chaîne – et les consommateurs encore moins. Difficile d’agir, donc. C’est pourquoi il n’existe pas de label “garanti sans travail des enfants”, à part pour quelques produits de niche (les tapis Rugmark par exemple, fabriqués en petite quantité). La consommation de produits où des enfants interviennent demeure donc un vaste problème non résolu. Le boycott, qui est répandu dans le monde anglo-saxon constitue sans aucun doute un coup de semonce, mais pas une solution de long terme : boycotter une marque de chocolat ne va pas changer, sur le fond, les conditions de vie des fermiers pauvres qui cultivent le cacao en Afrique. Le consommateur n’a pas les moyens de trouver lui-même une alternative durable. Ce qu’il faut, ce sont des actions positives comme la mise en place de filières de production bien contrôlées, qui garantissent vraiment les conditions de travail et permettent aux consommateurs de choisir. Le commerce équitable constitue une première réponse, car il garantit en théorie le respect des droits fondamentaux du BIT. Mais il n’est pas à l’échelle du problème, il reste marginal dans le commerce mondial. Je suggère une autre piste : il existe au Japon des coopératives de consommateurs, qui se regroupent pour contrôler eux-mêmes les filières de production. Ce modèle pourrait inspirer d’autres pays. »
L’UE compte 2 millions d’enfants travailleurs de moins de 15 ans. L’apprentissage est-il comptabilisé (la France a par exemple autorisé l’apprentissage dès 14 ans en 2006 – la mesure a été retirée depuis) ?
B. M. : « Cette comptabilisation est une évaluation générale établie à partir de situations très différentes. L’apprentissage légal n’y est pas comptabilisé, mais dans ce chiffre figurent les « jobs » effectués par les enfants en Grande-Bretagne, en Irlande, en Allemagne, en Espagne, en Grèce, au Portugal… Ces jobs sont en principe encadrés, mais beaucoup d’abus existent, notamment dans la restauration et l’agriculture (âge et horaires légaux non respectés, enfants non déclarés…). En outre, cette estimation est sans doute sous-estimée, parce que les ex-pays de l’Est (Roumanie, Bulgarie, Pologne notamment) ont gardé un travail enfantin plus répandu qu’ailleurs, notamment les champs familiaux, les métiers de rue et les petites entreprises (ateliers de maroquinerie, garages…). »
Vous rappelez qu’en Europe, les enfants ont cessé de travailler très récemment (XXe siècle), après avoir accompagné la révolution industrielle. Si l’on exclut la « tradition de domesticité » de certains pays, peut-on envisager une amélioration de la situation dans l’Asie émergente, à moyen terme ?
B. M. : « En Europe, ce sont les politiques publiques qui ont en effet mis fin au travail des enfants en limitant la pauvreté et en scolarisant massivement les enfants. L’essor industriel seul n’a pas suffi. On peut sans trop de risque faire une analyse identique pour l’Asie. Actuellement, les enfants semblent y travailler moins dans l’industrie qu’il y a 10 ou 15 ans, simplement parce que le niveau de qualification s’y élève et qu’ils y sont moins recrutés. Parallèlement, l’exode rural draine les familles pauvres (et leurs enfants) vers les villes : ils travaillent donc un peu moins dans l’agriculture. Leurs emplois glissent vers l’artisanat, la sous-traitance manuelle (broderie textile…) et les services (tri des déchets, domesticité) parce que ce sont les secteurs qui accompagnent la croissance. La domesticité enfantine en Asie devrait ainsi rester développée, parce que la classe moyenne et sa demande de services augmentent. Une chose est sûre : tant qu’ils seront utiles dans ces secteurs porteurs, ils y resteront. L’amélioration ne viendra pas d’un changement de ces secteurs eux-mêmes, elle nécessitera une transformation sociale plus profonde. L’offre scolaire devra atteindre les plus pauvres et les états devront massivement s’attaquer à la pauvreté (d’autant que la crise économique a marqué un retour en arrière, y compris en Asie). Les pays émergents auraient les moyens de s’attaquer à ces défis : ils sont en train de vivre une période historique, avec une croissance sans précédent, un niveau d’éducation qui s’améliore, des déficits réduits. Mais ils ne saisissent pas cette occasion pour transformer profondément leurs sociétés. Seules quelques mesures à peine correctrices sont prises, qui ne suffisent pas. Et tant qu’il y restera une offre massive d’enfants socialement vulnérables, il y aura des enfants qui travailleront pour survivre, quel que soit le secteur d’activité. »
Le travail des enfants dans le monde
Bénédicte Manier
La Découverte (mars 2011, 3e édition)
126 pages, 9,50 euros